LB : Oui oui. En effet cela fait probablement plus écho avec ce qu’il se passe ici.
OB : Il y a ça et alors si tu veux, dans le résultat du Moins dire et plus faire il y a le Transmettre et diffuser.
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Tara d’Arquian : Ciao everybody !
OB + l’équipe : Salut Tara !
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LB : En tenant compte de l’histoire de L’Escaut et ses forces, le processus collectif de l’élaboration du projet semble évident. Après autant d’années de pratique, est-il possible d’identifier les qualités et les limites d’un tel processus ? à la fois en amont dans la conception et en aval lors de sa réalisation ?
OB : Eh bien on est un peu en situation de crise par rapport à mes convictions … qui étaient que clairement, le projet est au milieu de la table. Il y a un ensemble d’individus qui nourrissent la question. De cet ensemble là se crée une énergie de pensée, une manière de faire. Tout à coup il y a quelque chose qui apparaît et qui est au centre de la table. C’est une conviction que j’ai eue dans plusieurs de mes démarches.
Par exemple mes démarches de « Bouwmeester » (maître architecte) : c’est de considérer qu’à partir du moment où la question est suffisamment bien débattue, est suffisamment menée au niveau de l’intérêt collectif ; cette collégialité permet beaucoup plus que ce qu’un ou deux individus peuvent faire de leur propre création.
Ça touche également au secteur de « la chose apparaît », enfin l’univers de (…), qui reviendra à travers plusieurs des sujets de tes questions. C’est la dimension artistique des choses. C’est à dire que les artistes sont conscients qu’à un certain moment il y a de l’ordre de la révélation. C’est un peu … parfois ça peut être très mal pris. Mais il y a un certain moment une évidence qui apparaît.
Pour être concret : je me souviendrai toujours de la salle culturelle de Soignies. De la manière dont Michael, avec en arrière plan une photo un peu touffue ou confuse de la morphologie du site de Soignies, avait fait une sorte de trait jaune très synthétique sur cette photo, en disant : « voilà, il me semble que le profil devrait apparaître de cet ordre là ».
Quand je suis tombé là dessus j’ai dit : « Mais c’est génial, c’est vraiment ça qu’il faut ». Et tout le projet a suivi ça tu vois ? Donc, et alors que je ne pense pas que Michael le voulait ce dessin, comme l’élément qui allait être directeur pour tout. C’est de façon un peu intuitive qu’il a fait quelque chose de cet ordre là. Et ça a été un moteur pour nous.
Donc cette notion d’élaboration, de processus en collectif, j’y crois énormément.
Les limites, elles sont évidentes. C’est qu’à partir d’un certain moment il faut gérer le projet, son développement. Et là, j’observe (et je ne peux faire que ça), j’observe en fait un besoin de projection personnelle de chacun, par rapport à son travail : je dessine à la souris, ou à la main c’est pareil… il y a une sorte d’appartenance de ce qui est dessiné à la personne qui le dessine, ou d’appropriation. Il y a une sorte de fusion entre le dessin et la personne qui le mène, et du coup cette notion de collectivité pose problème à ce moment là.
Et alors avant, j’avais résolu un peu la question en faisant en sorte qu’il y ait une dynamique au sein de L’Escaut qui faisait qu’on passait les projets de mains en mains, suivant les disponibilités des uns et des autres. Du coup cette appropriation peut se passer, car c’est normal qu’on s’approprie un dessin. On y met tout son cœur, on y met toute sa conviction. C’est une énergie, c’est une tension de pensée, une tension mentale. Donc c’est normal qu’on y tienne.
A partir du moment où on l’a transmis à quelqu’un d’autre, le truc peut devenir autre chose tu vois ? On est moins dans ce besoin d’appropriation. Et donc cette dynamique là fonctionne assez bien. Bon après… le fait qu’il faille développer des projets, l’appropriation s’est accentuée et ç’est ça je pense qui a posé des problèmes…
LB : Si l’on considère un autre aspect de travail qui est assez atypique et aussi évident dans la manière dont travaille l’atelier : on peut parler de l’implication des différents acteurs qui gravitent autour d’un projet. Notamment les habitants qui habitent un lieu, lieu dans lequel L’Escaut intervient. Comment l’équipe réussi-t-elle à intégrer le point de vue des habitants et des différents acteurs, pour synthétiser tout ça dans la conception du projet ? Et jusqu'à quel moment : pendant le chantier encore ou pas ?
OB : Oui et même après... je vais te donner peut être deux exemples.
Le premier exemple c’est une des seules maisons qu’on ait conçues : c’est une maison à Leuven. Des gens qui habitaient une pette maison. Ils sont un peu « bordéliques » : il est d’origine Allemande, et elle d’origine d’un canton de l’Est. Ils ont donc un mode de vie un peu particulier : la notion du sauna est une chose importante, la grande douche aussi…voilà. Ils nous demandent une maison à Leuven… et finalement je leur fais un truc, après des soubresauts (je passe plein de détails), grosso-modo il y a une sorte de patio central mais intérieur ; sous une grande verrière. Et toute la maison s’articule autour de ce patio central, et le patio n’a pas de limites en fait.
A chaque fois, il articule et étend la fonction qu’il y a à coté. Donc si le séjour tout à coup est occupé par toute la famille : eh bien le patio bénéficie au séjour. Si la cuisine est occupée par la famille, ce patio bénéficie à la cuisine. Si la douche est occupée par la famille après leur sauna, eh bien le patio bénéficie à la (douche)… voilà. Donc ça a été quelque chose d’assez mental à proposer à ces gens là, par ce qu’ils voulaient un patio extérieur avec des plantes etc. Et... Il fallait vraiment que je me mette dans leurs têtes pour bien comprendre ce dont ils avaient besoin, et inversement.
L’anecdote c’est que toute à la fin de l’exécution, après deux trois mois d’occupation du lieu par eux mêmes ; ils devaient partir en vacances. C’est éprouvant pour des Maitre d’Ouvrage de construire une maison. Ils devaient se reposer un peu et prendre une distance par rapport à ça. Et ils m’ont dit : « Tu ne voudrais pas venir loger dans notre maison ? Parce que tu l’as eue dans ta tête, enfin tu t’en es occupé ; voilà. Et peut-être que ca te fera plaisir ? »
Ca m’a fait le plus grand plaisir, j’ai dormi dans leur lit et c’était incroyable comme phénomène. L’impression de dormir dans mon cerveau, que j’avais juste les espaces en permanence comme ça.
Bon ce que je veux dire à travers ça : c’est qu’il y a vraiment un fil tendu entre l’expérience d’un habitant et l’expérience d’un architecte. Il y a quelque chose qui se tend de façon évidente, c’est de l’ordre de l’intimité. C’est de l’ordre du complexe. Alors quand il s’agit de particuliers qui te confient une maison, c’est possible. Quand il s’agit de concevoir 80 appartements, comme on le fait maintenant… on est plus du tout dans la même chose, mais par contre il y a un maitre d’ouvrage en face de nous. Et donc l’intimité, ou la complicité que l’on va développer par rapport au projet, est aussi de cet ordre là. J’appellerai cela la thématique de la complicité.
L’autre exemple c’est tous les projets de « Contrats de Quartier ».
J’ai eu de multiples expériences avec les habitants du quartier Maritime en particulier, mais on le voit encore sur le projet Grande Halle, combien, en fait, ce sont les habitants qui ont l’expertise. Ils ont leurs propres connaissances, leur façon de voir les lieux, leur manière de se promener dans la rue, dans les espaces publics, d’aller chez eux, de sortir de chez eux. Ils ont tout ce savoir là. A chaque fois qu’on a fait des projets d’ordre urbanistique, que ce soit à Boulogne, que ce soit ici à Bruxelles, à Charleroi ; à chaque fois qu’on a pu aller vers les habitants, ça a été une richesse d’apprentissage. On peut les motiver autour d’un projet et à partir de là, collecter tout un ensemble d’énergies qui vont nourrir, un peu de la même façon que je disais, le fil tendu entre un maitre d’ouvrage et un architecte. Donc ce n’est que merveilleux. Ce n’est pas du tout dans une logique : « Je vais bien le faire, par ce que c’est un peu à la mode aujourd’hui ». Non, c’est vraiment parce que ça nous nourrit. Ça nous donne énormément. Après je crois que je te l’avais déjà énoncé : la difficulté de ce mode de communication c’est que l’on a sur notre front (l’étiquette) « Architecte » et que donc les gens répondent d’une certaine manière et pas d’ (une) autre. De ce fait là, il est utile de faire appel à des spécialistes, des anthropologues, qui vont être là et qui vont interroger les gens, au nom du projet et tout à fait différemment que ce que l’on peut faire en tant qu’architecte.
LB : Et alors je suppose que le degré d’implication de complicité qui est possible dans le cadre d’un contrat de quartier par rapport à une maison unifamiliale n’est pas le même. Mais tu parles quand même d’une forme d’intimité ?
OB : Je vais donner un autre exemple d’intimité. On a fait pour la Grande Halle le tour du quartier avec deux habitantes. L’une est une jeune fille qui nous explique qu’elle connaît bien tous les vendeurs de bagnoles, les petits garages etc. Elle les connaît bien parce qu’elle a travaillé pour certains d’entre eux comme comptable. La fille a une formation de comptable, elle a déjà travaillé deux ans pour ces garagistes, et elle nous dit en plus : « J’ai arrêté ce métier là. Pour me former comme enseignante » etc. Eh bien là, tu es dans une intimité de la vie des gens, tu vois ? Pourquoi elle nous raconte sa vie ? … En même temps ça nous dit tout. Cela nous donne un portrait super puissant, super riche et juste de ce quartier. Donc l’intimité je pense, c’est des souvenirs aussi dans les Contrats de Quartiers, dans les études urbanistiques. J’ai eu des moments d’intimité de cet ordre là qui se rapprochent de ça et c’est vrai que j’y suis fort attaché. Donc je suis fort à l’écoute et les gens, probablement, me disent ça à moi peut être plus que ce qu’ils ne diraient à mon successeur Bouwmeester par exemple, voilà. Mais c’est possible à ce niveau là de nouveau, collectif de pensée et de co-création.
LB : Apres ces discussions et les phases d’élaboration de projet, passons au chantier. On a déjà pu échanger à deux sur l’intérêt que tu as pour le chantier et toute l’importance que tu y accordes. Durant le chantier, est-ce que tu adoptes l’attitude d’un chef d’Orchestre à la manière dont le décrit Patrick Bouchain ? Ou encore celle d’un metteur en scène plus proche de Pierre Hebbelinck dans ce cas ? Ils ont tous les deux une affinité propre avec le monde du spectacle. Et comme tu entretiens aussi des liens étroits avec celui du théâtre, fais-tu aussi un rapprochement de cet ordre là ?
OB : Oui et non. C’est à dire que je me situe d’abord comme un partenaire de l’entreprise. J’ai trop le sentiment que l’entreprise est la prolongation de notre main.
Cette fidélité ou ce sentiment d’appartenance aux corps de métiers (au pluriel), à tous les corps de métier, je ne sais pas … bon j’ai moi même bossé un peu sur des chantiers, bricolé, bref. Tu connais ce que ça veut dire en terme d’engagement physique, ce que ça veut dire dans ton rapport au monde, que de se lever à 5h00 du matin et d’être à 6h00 sur chantier, des choses comme ça. Que c’est lourd une brouette. Que la matière résiste, voilà. Moi ça m’est rentré dans les os.
Ce qui fait que quand je suis avec un entrepreneur je suis d’abord avec un partenaire. Et face aux difficultés du chantier qui sont multiples, mon premier objectif c’est de savoir en quoi avec ce partenaire il y a moyen d’aboutir au résultat attendu par le maitre d’ouvrage. Il y a une autre expression qui dit « maintenir l’église au milieu du village ». C’est de nouveau « Quel est notre intérêt partagé ? ». Une fois qu’un entrepreneur s’est engagé sur un chantier, il y a mis des estimations parfois justes, parfois pas justes ; il y a des sous-traitants ou des corps de métier qui le lâchent, voilà. Donc il a tout autant, si pas plus, de difficultés que ce que nous vivons comme architecte. Ce n’est pas rien. Donc plutôt se mettre comme partenaire.
Alors du coup, être partenaire par rapport à l’entrepreneur, à son sous-traitant et à toute l’équipe qui est là avec lui… on avance tous en avant tous ensemble, mais du coup il y a un type à l’autre bout de la file qui ne me voit pas.
Donc il y a une notion de leadership qui est nécessaire, mais dans mes yeux c’est plutôt de l’ordre de la transmission des données. Faire en sorte que ce soit super bien coordonné. Que nous ayons, nous, anticipé sur les difficultés que le troisième sous-traitant aura et que donc on puisse interpeller l’entrepreneur et lui dire « écoute, il y a un soucis, une inquiétude » (ce qu’il va avoir du mal à entendre etc).
Donc tu vois on est vraiment de nouveau dans ce partenariat, dans une nécessité de dialogue et de complicité vraiment extrêmement grande ; tout en ayant un rapport de force à instaurer en disant : « Il y a un budget, il y a un engagement qui a été fait, il faut qu’on le respecte, point ». Et ça c’est toujours une sorte d’équilibre qui est assez difficile.
Je dirais que par rapport à ça j’ai toujours eu des bonnes relations et ça s’est toujours bien passé sur le chantier avec les entreprises. Je dirai que dans le fait de « maintenir l’église au milieu du village », c’est vrai qu’il faut bien qu’une des personnes dise « elle est là » et donne le signal à tout le monde. Et donc effectivement c’est bien nous qui devons le faire et rappeler « c’est là et on s’est mis d’accord ».
Donc je ne me compare pas à un chef d’orchestre parce que ce n’est pas à nous d’organiser ces gens là, ni à un metteur en scène.
De nouveau c’est eux qui font leur propre mise en scène. Moi j’aurais tendance à regarder la mise en scène qui est en train de se faire et leur dire soit « écoutez, c’est en train de foirer » ou bien ça ne foire pas. Je suis plus un « à coté » du processus du chantier qu’un meneur. Mais ca ne veut pas dire un abandon, parce que j’avais une autre image: un projet c’est comme un attelage de chevaux ; il faut tenir les rennes tout le temps parce que dès que tu les lâches, si les chevaux sont dans un moment d’effort, ils vont partir dans tous les sens. Donc il faut qu’on garde les rennes. Mais ce n’est pas pour autant qu’on est metteur en scène. C’est pas la même chose, tu vois.
LB : Je crois comprendre. Et alors me vient cette question par rapport à ce qu’on a vécu dans le projet de la Grande Halle. Lorsqu’on établissait le dossier de consultation des entreprises ; ton expérience et ton anticipation quant à la façon dont les démolitions et terrassements allaient se faire, ont influencé directement le dessin précis du projet pour ce qui concerne la finition des sols. Est-ce quelque chose d’exceptionnel, liée à ce projet ? Ou bien est-ce récurrent d’anticiper sur les procédés des entreprises ? Presque de manière intuitive, grâce à l’expérience aussi ?
OB : Oui. Oui. Pareil pour le projet de Charleroi : là elles (les 5 collaboratrices architectes de l’Escaut) sont en train de refaire les coupes dans l’état existant ; pour vraiment s’intégrer à toutes les difficultés auxquelles on va être confrontés. Ce matin en débarquant et en voyant de loin l’écran de Camille, je vois qu’il y a, quand elle coupe dans le terrain, de la terre coupée en masse. Tu le sens, voilà. Jusqu'à présent il y avait un petit trait bleu qui se baladait, la limite de la terre… ça ne dit rien. Là il y a une épaisseur, j’ai dit tout de suite : « ah ! J’ai pas (encore) pensé à l’eau de ruissèlement du terrain. Il faut qu’on ait un point de filtrage etc. » Tu vois c’est totalement intuitif mais, par contre, le dessin nous aide. C’est à ça qu’on sert en fait : c’est figurer à l’avance ce que les configurations vont provoquer comme difficultés techniques, et comme responsabilités, je crois aussi. Avant de composer un détail pour une question esthétique, moi je vais d’abord réfléchir à comment je fais en sorte qu’il n’y ait pas de flotte qui rentre dans le bâtiment et que ca réponde aux besoins.
LB : Je profite de ces soucis de parfaite réalisation technique et d’anticipation pour embrayer sur le sujet du vieillissement des productions construites de l’Escaut. L’Escaut est-elle soucieuse de la pérennité de ses projets construits ? Si oui, de quelle manière du point de vue constructif et du point de vue théorique ?
OB : Hmm… Il y a une autre image que je t’avais déjà donné qui m’influence beaucoup là dedans c’est celle du funambule. Comme quoi en tant qu’architecte, on est des funambules. Cela veut dire que quand on remonte sur le fil, on l’a déjà fait, on a notre expérience qui nous nourrit, mais cela n’empêche pas qu’à chaque fois l’équilibre doit être réinstallé. Ce qui est tout à fait unique : chaque fois que je passe sur le fil il faut que je ré-établisse l’équilibre. Les facteurs sont peut être parfaitement identiques à avant, ou un tout petit peu différents. Et ce juste un tout petit peu différent fait que la perche sera un peu plus à gauche ou plus à droite, tu vois ?
Donc cette notion de spécificité, projet par projet, elle est fondamentale à mes yeux. Parce que sinon honnêtement, je trouve que ça ne vaut pas la peine de faire de l’Architecture… on fait de la construction. Et c’est vraiment un point important : faire la différence entre « je suis constructeur » ou « je suis entrepreneur » par exemple. Et encore les entrepreneurs peuvent aussi avoir du plaisir à avoir un apprentissage et une notion de qualité dans l’espace.
Mais en tant qu’architecte, à mes yeux, c’est vraiment fondamental cette notion là. De dire spécifiquement « qu’est ce qu’il se passe ? ». Après il est vrai aussi que ca dépend des conditions de production et c’est vrai qu’on a un peu plus la possibilité d’être artisans en Belgique qu’en France. C’est peut-être simplement lié à ça.
Ca dépend aussi des opérations, il est clair que Pierre Hebbelinck ou moi, on a la chance de pouvoir participer à des équipements. Patrick Bouchain lui aussi. Donc dans sa répétitivité, j’ai l’impression que c’est moins des détails et modes d’exécution qui vont être répétés chez lui, qu’une attitude comme tu dis.
Mais ça je pense que nous trois on a une attitude face au projet dans son ensemble, qui est par exemple d’être engagés dans le projet et de considérer que même l’exécution est un moment important et qu’on ne va pas déléguer ça ailleurs parce que c’est toute une histoire. Cela donne du sens à l’objet final. « Est-ce que j’ai produit une crotte en plus parmi 3000 autres crottes dans l’environnement, ou est-ce que non ? ».
Pour moi chaque projet est un cas particulier. Il y a de nouveau une forme d’attachement énorme par rapport à ça. Qu’il soit fait par moi ou par quelqu’un de l’équipe peu importe, c’est un attachement.
LB : Peut-être qu’on peut rebondir sur ce que tu dis « une crotte parmi 3000 autres ». Il y a donc un souci je crois, aussi une forme d’humilité, qui est proposé dans un ensemble plus grand. Autrement dit une prise de recul sur l’héritage bâti qu’on laisse en tant qu’architecte. Tu portes ça en toi ?
OB : Je dirais que l’on peut ne pas dormir la nuit parce que l’on a des stress liés à l’exécution des projets etc. Mais je pense que ce qui nous tenaille le plus c’est cette notion de finalité prospective d’un espace, d’un lieu qu’on va délivrer. Et c’est ce qui fait que cinq ou dix ans plus tard, on a toujours un attachement à la fois aux utilisateurs et au lieu.
Je pense au skate parc à Bruxelles, ça fait quinze ans maintenant presque ; j’y suis toujours attaché. Les gens continuent à m’interpeller là-dessus. Le musée de la photo, on connaît l’histoire ; le théâtre national pareil. Il y a vraiment une notion de préoccupation : « comment ils vivent le truc ? ». Et c’est pas une question de « j’ai pissé sur le territoire, donc c’est mon histoire ». Moi je me sentirais malade qu’un lieu ne vive pas bien, tu vois. Par rapport à la notion de pérennité…
Tu vois le cyber-théâtre quand il a disparu après trois ans-et-demi d’utilisation frénétique, d’expositions etc., les gens m’ont demandé si j’étais triste. J’ai dit non.
Tu vois c’est pas une question de savoir si un objet que j’aurais conçu parvient à résister dans le temps. Ce n’est pas ça. C’est qu’il résiste par contre en terme d’utilisation pour les usagers. Cela ça me préoccupe. Qu’il disparaisse … moi je me souviens pendant ma formation on nous disait : « N’oubliez pas l’Architecture c’est le seul métier qui va laisser des pyramides sur la terre ». On regardait ça un peu effrayé honnêtement. Et voilà, ça n’a aucun sens cette pérennité là (sourires).
Par contre si un jour ou l’autre on puisse dire « Tiens ! Ce lieu là on l’a bien fait. », et qu’il y a un attachement par d’autres personnes et qu’il se fait qu’il est bien entretenu, continuer à vivre et se transformer. Là je pense qu’il y a du sens et de l’importance à accorder à notre métier.
LB : Y a t-il une préoccupation particulière à faire les choses de manière marginale, originale dit autrement ? Ou bien au contraire y a t-il un intérêt marqué pour les choses ordinaires dans la pratique de L’Escaut ?
OB : L’objectif n’est pas de faire quelque chose d’original, ni de marginal. L’objectif est de faire quelque chose de particulier. De lui trouver toute son intensité « dramatique » comme ils disent au théâtre. Mais il n’y a pas qu’au théâtre ou dans les arts vivants que cette notion existe. Elle se retrouve aussi dans les arts visuels, la sculpture ou la peinture.
Dans ce sens, nous avons beaucoup appris d’exposer des artistes et de collaborer avec eux. Ils sont à la recherche et nous autorisent aussi à viser cette intensité de transfiguration qui fait, à un certain moment, qu’une chose apparaît. Non plus seulement au moment de la création, mais dans le quotidien des usagers, des publics, des habitants.
LB : Une des clés de réussite d’un projet est la confiance entre les acteurs (au sens large) du projet. Comment l’équipe de l’Escaut parvient-elle à installer ce climat de confiance ? Quels leviers ? Quels outils ?
OB : Il est très difficile de mettre plusieurs personnes d’accord sur l’aspect ou l’esthétique d’un projet ? On est toujours dans le « j’aime ou j’aime pas ». Le règne du subjectif, la cour d’école comme le disait la Tutelle des communes pendant mon mandat. Il est par contre plus aisé de mettre diverses personnes d’accord sur les valeurs que devrait porter un projet : plus ouvert, plus fermé, plus léger, plus lourd, transparent ou opaque. Après, c’est une question de traduction, et là, il y a le vocabulaire des formes qu’il faut apprendre à décrypter. A nous de devenir pédagogique à ce moment-là. Mais cela dépend des interlocuteurs et surtout des circonstances dans lesquelles ces échanges doivent se passer. Dans le cadre d’un jury par exemple, c’est tout autre chose que sur un chantier, ou au départ d’un projet avec un client. Il faut adapter nos outils à chaque circonstance pour traduire les valeurs telles qu’on peut les partager avec d’autres.
LB : Je reviens sur les échanges que tu décris avec les entrepreneurs. Tu évoques tout d’abord une recherche d’efficacité afin d’éviter de tergiverser, puis une transmission de valeurs. Patrick Bouchain lui, si j’essaie de comparer, porte aussi un vif intérêt à transmettre l’idée à atteindre soit « l’objectif », à l’entrepreneur. Cependant une fois bien clarifié, l’ambition est que l’entrepreneur digère cet objectif avec son expertise et en retour propose une manière de réaliser l’objectif. Je trouve intéressant donc que vous évoquiez, toi des valeurs et lui les objectifs qui selon l’angle de vue peuvent avoir un sens proche, mais que votre nature de dialogue avec l’entrepreneur soit envisagé différemment.
OB : On peut alors faire une petite différence je pense entre « valeur » et « objectif ».
C’est à dire que les valeurs c’est véritablement, comment dire, les choses que l’on veut défendre, les fondements. J’évite de dire « objectif » pour justement faire la différence. C’est à dire que les objectifs c’est, pour faire schématique, un espace de cinq mètres sur cinq doit être clos-couvert, par exemple. Ca c’est un objectif.
Par contre une valeur c’est de dire : « cet espace doit être le plus chaleureux possible, ou le plus généreux possible ou le plus protecteur possible ». Ça c’est une valeur. La valeur sera un petit peu le qualificatif que nous devons maîtriser, que nous devons induire auprès de nos partenaires sans les empeser de toutes les considérations qui nous ont amené à ça. Alors que les objectifs seraient plutôt le substantif : ce qu’on doit obtenir ensemble, tu vois ?
En cela, je rejoins Bouchain dans le sens où effectivement l’espace doit être clos. Alors qu’il soit clos de cette manière ou d’une autre… moi je vais dire : l’entrepreneur, probablement, va me proposer deux ou trois formes de solutions et je vais en prendre une parce que l’orientation que je veux (et j’ai pas besoin de lui expliquer) elle va vers ça. Mais l’objectif est très clair : l’espace doit être clos, point.
LB : A la différence près qu’avec le projet Grande Halle par exemple, L’Escaut vient vers un entrepreneur avec un ensemble de détails figurés tandis que Bouchain, parfois, utilise seulement des mots. Et l’entrepreneur concrétise, sans figuration dessinée entre les deux.
OB : Effectivement, et là je sais que lui a fait tout un chemin sur la définition en amont du projet pour pouvoir avoir les prix nécessaires. Parce que la question qui se pose c’est : quel est l’engagement de l’entreprise (financier et technique en amont) ? Après, sur un chantier, tu te balades avec un entrepreneur : si la question du prix ne se pose pas, il sera très content de se balader avec toi tant qu’il est payé. Et là on a une difficulté, donc il faut qu’on donne un petit peu les limites.
Une manière de faire pour cela c’est de dessiner les détails. Après, il y a plusieurs manières de dessiner les détails. C’est soit que dans le détail on mentionne : « j’ai envie d’aboutir à tel résultat ». Soit au contraire on dit : « vous devez le faire comme ça ». C’est une petite nuance, une manière de faire les choses qui est … plus subtile. On rentre dans la subtilité de la manière de faire, chez nous en tant qu’architecte pour savoir dans quelle mesure le détail est plus ou moins figé ou pas.
De nouveau personnellement je n’ai jamais eu la perception qu’un détail allait être figé pour des questions esthétiques de raccord d’une ligne à une autre. Ça c’est des choses qui ne me préoccupent pas. Parce que je sais que j’ai potentiellement plus d’émerveillement à découvrir un autre rapport que celui que j’aurais dessiné à la main. Par contre si le fait d’avoir dessiné un détail à la main a permis à un entrepreneur de prendre conscience des difficultés techniques auxquelles il va être confronté, et qu’il faut aboutir à ce résultat technique là et donc il faut y mettre tel moyen … voilà ça c’est l’objectif.
LB : Si on conclut notre discussion avec le sujet de ton mandat de Bouwmeester à Bruxelles ces dernières années. Depuis que tu as fini ce mandat, est-ce que tu constates un changement de regard personnel sur ton métier ? De quelle manière cette expérience influence t-elle ce regard ?
OB : Alors la première chose, le premier apprentissage, ça a été : un projet ne se fait jamais seul. Et c’est un leitmotiv que j’ai mis en route pendant mon mandat à partir de la troisième année pour commencer à articuler les différents projets entre eux. Mais en fait ça m’a fait penser que nos projets de l’Escaut ne se faisaient jamais seuls, au sein même de l’Escaut. Donc ça touche un peu à tes premières questions sur l’apprentissage, d’un projet à l’autre, et honnêtement je regrette un peu la difficulté de transmettre et du transmis des savoirs d’un projet à l’autre. C’est compliqué.
On a beau avoir notre base de données accessible dans le serveur, l’accessibilité des documents ; c’est une telle montagne de savoir que (soupir) … Qui ? Quoi ? Comment on peut s’y projeter ? C’est pas une chose facile. Donc ça c’est sûr qu’un projet ne se fait jamais seul au sein d’une même agence. Et puis après il ne se fait jamais seul par rapport à un contexte et un ensemble d’autres projets qui participent à un moment, ou un mouvement général de rénovation urbaine, parce qu’on est fort confronté à ça. Et donc, hmm… ce mandat m’a quand même pas mal appris à mieux cerner les objectifs en distance, en vue de l’extérieur du projet par rapport à ce projet là.
J’observe que sur le Théâtre de Verviers ça a permis plutôt que de passer mon temps d’été moi à dessiner, j’ai passé mon temps à aller interviewer des gens et ça a eu mille fois plus d’effet que de dessiner des détails… Là sur Charleroi : bien sentir comment l’attelage de chevaux va pouvoir avancer en tenant compte du développement possible sur les terrains d’à coté. Et je suis persuadé que la discussion qu’on a eue avec le directeur et son bras droit, je crois qu’ils ne s’attendaient pas du tout à ce niveau de rebondissements par rapport à la difficulté du Turc. De dire : « ah tiens ! ça peut nous faire ça »… Et voilà le rôle du Théâtre est en train de changer. Je pense que ces articulations là maintenant je les vois peut être mieux, ou je les mets plus facilement en route les unes par rapport aux autres. Donc ça ca m’a probablement beaucoup appris…
Après ça m’a malheureusement beaucoup appris sur le politique et sur le caractère tellement factice que cela peut représenter. Que ce n’est jamais que des personnes. Qu’elles ont beau avoir en main des enjeux d’ordre public et qui représentent une responsabilité gigantesque par rapport aux habitants, à la population, des enjeux financiers et techniques monstrueux… c’est jamais que des personnes qui continuent de réagir sur leurs humeurs, sur leur bêtise ou leur intelligence. A se faire des coups fourrés pour des questions de rapports de pouvoir. Donc c’est une sorte de grande cour de récréation. C’est hallucinant quoi et ça, on le voit de manière mondiale. Combien de politiques sont vraiment intelligents, enfin font preuve qu’ils sont vraiment intelligents ? Qu’on ait un peu d’admiration par rapport à eux… pas facile. Donc ça m’a malheureusement appris cette chose là, mais bon…
LB : Et donc ce rôle de Bouwmeester, proche des notions politiques … est-ce que tu penses qu’il soit bon en tant qu’architecte d’avoir une position engagée politiquement ? Ou bien est ce que au contraire est-ce quelque chose dont il faudrait garder ses distances pour aboutir à un meilleur résultat, dans le quotidien de la pratique, avec n’importe quel maitre d’ouvrage ?
OB : On est naturellement engagé politiquement parce que ce qu’on fait a une répercussion politique, à mes yeux. Je veux dire, un artiste qui fait son travail dans son coin il n’a pas une répercussion politique.
Politique c’est lorsqu’on s’adresse à d’autres personnes que soi-même et ça s’impose à un public, à des publics, à la population ; plus ou moins grande hein, si c’est une habitation privée ou pas, peu importe.
Donc de facto on est politique, après on va s’orienter plutôt, pour faire schématique, à tendance gauche ou à tendance droite. Tu vois, ça c’est… chacun prend ses positions suivant ses préoccupations et c’est personnellement assez clair qu’en étant dans ce quartier-ci, etc.
Alors qu’au début de ma carrière, pour moi c’était clair qu’on est des professions libérales donc je votais plutôt à droite naturellement. Ca me semblait une sorte d’évidence. Puis mon père m’a fait la leçon, alors que c’était un banquier et je croyais qu’il était plutôt à droite, il m’a dit : « Mais qu’est ce que tu fais des luttes sociales, etc ?» Donc ça m’a surpris.
Et puis en arrivant ici, je me suis dit qu’il fallait un tout petit peu revoir les choses… qu’il y avait des enjeux qui sont autres.
Malheureusement c’est pas en votant à gauche qu’ils sont bien pris en relais et c’est ma plus grosse déception. C’est de voir que le parti socialiste ou les écolos sont parfois les plus contre les enjeux de gauche et les enjeux sociaux alors qu’ils prétendent en être proches.
Mais bon... C’est un autre débat. Donc oui nous politiques, on l’est naturellement. On ne sait pas l’éviter, mais ton architecture elle en fait partie, déjà, d’un engagement politique. Bon…
LB : Oui on va arrêter, merci pour ce moment et le temps que tu as pris.
OB : Ecoute, c’était très agréable de prendre un tout petit peu de recul.